Autour d’un chantier de l’Empereur…

Don Gilberto
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«là où Dessalines publia ses premiers arrêtés et ordonnances» (Max Bissainthe, 1951)

En 1816, l’une de ses machines accompagna Simon Bolivar dans la construction de l’Amérique Bolivarienne.

A Frankétienne et Madame

Lundi, conformément aux instructions, j’ai transmis vos salutations au Serviteur public, à midi et quelques minutes. Il était debout et supervisait directement la finition d’un angle extérieur du chantier.

«Le temps passe et chaque fois qu’il y a du temps qui passe, il y a quelque chose qui s’efface.» La mémoire du mortier et des pylônes autour de la construction de nos principales institutions échappent à l’histoire nationale. En fait, personne ne semble s’intéresser aux légions de contre-maîtres, forgerons, boss-maçons, etc. Je me rappelle que papa me présenta Boss Chicoye, maître-tailleur oublié des cadets de l’Académie Militaire dans les décennies 1940–50.

En vérité je vous le dis, si je n’avais pas saisi dès la première minute de ma lointaine première visite des lieux, l’envergure du projet et des travaux, je serais dans l’impossibilité de vous parler de ce chantier unique. Il ne s’agit pas seulement d’une journée de 22/24. Le Serviteur travaille 7/7. Avec la rigueur et la détermination des anciens gendarmes haïtiens qui nettoyaient chaque jour leur fusil et pour qui «la discipline ne s’arrêtait pas au claquement des talons.» Au-delà de nos turpitudes et d’incroyables défis des conjonctures récentes, à partir d’une requête au comptoir, la livraison du Journal se fait en 4 minutes 30 secondes. Son impression et les travaux de la maison sont désormais exécutés avec la technologie pointue du XXIème siècle.

Le seul chantier de la République qui ne s’arrêta pas au temps du «peyi lok» et toutes les turpitudes récemment endurées sur notre béton volcanique. Au pays où la mémoire des bâtisseurs et créateurs irréductibles est souvent occultée, je me suis constitué ouvrier-étudiant ad hoc pour mieux comprendre. Quelque part, cela nous rappelle les travaux publics d’hier (Bois Patate, Lalue, ruelle Alerte, etc) lorsque les écoliers prenaient plaisir à interroger les ministres (Pierre Saint-Côme; Alix Cinéas; Ing. Petit) supervisant personnellement.

Promenade autour de la seule entité dessalinienne située à quelques mètres de la rue de l’abbé Grégoire, anti-esclavagiste, Ami des Noirs et préoccupé par le destin d’Haïti.

En 1845, le bureau du Journal logeait en la résidence du Directeur à la rue des Casernes. Le poste s’accompagnait du titre «rédacteur-gérant» qui deviendra par la suite «rédacteur en chef des actes du gouvernement». Vingt ans plus tard, en 1864, le bureau se trouve au même édifice que le Ministère de la Guerre, à la rue de la Réunion. En lisant l’exemplaire du jeudi 3 novembre 1881, nous constatons qu’il y eut un agent du Journal à Paris. «Le 4 juillet 1888, vers une heure de l’après-midi, le feu se déclara à l’étage supérieur de la Chambre des Députés de la Rue des Casernes, alors en pleine session. Plusieurs édifices publics disparurent dans les flammes : la Chambre des Députés, l’École secondaire, l’École Nationale de Droit, le Bureau de la Place, le Ministère de l’Intérieur avec la plus grande partie de ses archives, l’Imprimerie Nationale avec son matériel et le Tribunal Civil avec ses archives. » (Georges Corvington). Malgré tout, le Journal parut le 7 juillet 1888, avec en première page la proclamation du Président Salomon condamnant le «malheur» qui venait de s’abattre sur notre capitale.

Le 6 juillet 1948, l’alors directeur descend de sa voiture en stationnement devant l’Imprimerie. accompagné de trois de ses amis qui étaient devenus comme ses gardes du corps. Au moment d’entrer à l’Imprimerie, il est interpellé par quelqu’un qui le tue d’une balle de revolver (Sources combinées).

Le 22 septembre 1961, après avoir commissionné la Promotion Lysius Félicité Salomon à l’Académie Militaire d’Haïti, le Président François Duvalier -non encore à vie- se dirige à la rue du Centre pour inaugurer le nouvel édifice. Il en fera une dépendance de la Garde Présidentielle (GP), bataillon militaire des Forces Armées, chargée du Palais National. La petite histoire rapporte qu’à l’époque, il y avait la messe dominicale à la salle des bustes au Palais National. Son Excellence se tenait toujours tête baissée, comme en communion avec l’Être Suprême. Parmi les hauts fonctionnaires invités, le Directeur du Journal, assis aux premières loges, entre le cabinet ministériel et le commandant de la Garde Présidentielle. En peu de mots, le Directeur faisait partie du premier cercle de Son Excellence. Nous ne disposons d’aucun document pouvant éclairer sur la démarche du chef de l’État: fermer les portes de l’Académie Militaire -réouverture le 30 août 1971- et inaugurer le nouveau quartier général du premier Journal de la République.

Le 13 avril 1970, il nomme un capitaine de la GP à la tête du Journal. Jusqu’au début des années 80, la GP veillait sur le siège de l’institution 24/24. Lors d’un conflit opposant le syndicat des employés et la Direction, un major de la GP représenta le premier cercle…

Les lieux ont toujours fonctionné dans une discrétion déroutante! Véritable campus universitaire, les ateliers ont produit un catalogue unique dans l’histoire de nos publications. A un moment particulier, les machines ont tourné en anglais et en espagnol. De ces ateliers sont aussi sortis des techniciens respectés du livre et de la reliure; des réviseurs en langue de Shakespeare et de Cervantes. Et tant de métiers autour du livre qui ont complètement disparu sous nos cieux.

Le premier imprimeur et bibliothécaire de la République…

Au début de ce XXIème siècle, je découvre le chercheur, honnêtement préoccupé par les silences autour de l’histoire de la petite industrie haïtienne. Pendant de nombreuses années, de larges secteurs de chez nous souhaitaient faire coïncider une bonne partie de l’histoire nationale avec la date d’arrivée des premiers frères de l’instruction chrétienne, le 13 mai 1864.

Le 5 avril 2016, ce chercheur devient Directeur Général d’une des plus complexes institutions nationales: le premier Journal, ses catalogues et ses vieilles machines. Une responsabilité énorme qui s’intitula au départ «Imprimeur de l’Empereur». En 2016, il s’agit d’une entité fortement secouée par le séisme du 12 janvier 2010. Il est toujours utile de rappeler qu’en 2016, un pourcentage fort élevé des cartes de visite de nos hauts fonctionnaires se réalisait dans les imprimeries dominicaines.

Dans la soirée du jeudi 18 au Vendredi 19 Avril 2024, les locaux et installations au centre-ville ont été attaqués, saccagés puis pillés par des bandits armés. Ce vendredi matin-là, nous découvrons sur une cour de Pétion-Ville un citoyen qui semble revenir de l’Himalaya asiatique à pieds nus. Visiblement, en quelques heures, après avoir vu s’envoler une partie de sa vie, de ses sueurs, de ses rêves, il a gagné au moins une décennie d’âge. Le Serviteur public est en larmes, effondré; il a été violemment privé de sa liberté, kidnappé pendant 15 lourdes minutes, immédiatement après avoir douloureusement constaté l’immensité des dégâts. Ironiquement, nous prétendions que les feuilles du manguier sur la cour disposent de capacités prémonitoires en conjonctures politiques agitées… Nos feuilles n’ont pas vu venir la disparition d’une partie de nos archives uniques.

Ma génération jura de défendre le drapeau, avant d’entrer dans la salle de classe. Après les 14 ans, «primaires/secondaires», me voici sous l’ancien régime me promenant entre l’INAGAHEI et la faculté de droit (auditeur) avec un fou projet en tête: écrire une histoire humaine de l’administration publique haïtienne… Ma génération excelle en politologues brassologues dont la curiosité civique frôle le moins que zéro… Le pays qui crut pouvoir déchouker les pratiques duvaliériennes n’a qu’une référence solide: les Duvalier…

G.Mervilus, étudiant…

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