DISCOURS Prononcé en I’Eglise Paroissiale des Cayes par le citoyen Salomon Jeune, Administrateur des Finances, à Ia cérémonie funèbre célébrée le 17 Octobre 1845, en mémoire de Jn-Jacques Dessalines, Empereur d’Haiti.
«Ils ne se sont point souvenus de sa main ni du jour qu’il les avait delivrés de celui qui les opprimait. Ceux qui sèment avec larmes moissonneront avec chants de triomphe».
Messieurs,
Celui dont le règne est un règne de tous les siècles et dont la domination est de tous les âges, le Seigneur, le Dieu des armées, marquent de son doigt providentiel le temps, le lieu où doivent s’accomplir ses hauts desseins. C’est ce suprême moteur des mondes qui réeservait à une de nos illustrations militaires, au chef valeureux qui tient en ses mains Ies rênes du Gouvemement,
à JEAN-LOUIS PIERROT, la gloire d’opérer une grande oeuvre de réparation nationale, un noble voeu, une grande pensée, de rendre enfin un hommage public et solennel à Ia mémoire du vengeur de Ia race, du libérateur d’Halti, du héros de l’lndépendance, du fameux:
JEAN-JACQUES DESSALINES
DESSALINES!!!… Ah! permettez, Messieurs, qu’avant de poursuivre mon sujet, permettez que je m’incline devant Ia puissance et Ia majesté d’un si grand jour, devant les souvenirs que réveillent une des plus glorieuses vies et des plus grandes infortunes dont le siècle fut temoin.
C’etait l’époque où des idées nouvelles travaillaient Ia plus intéressante partie du globe et menaçaient surtout I’ existence d’un des plus illustres trônes de Ia terre. Le cri de Liberté poussé par la France revolutionnaire traversa les mers et I’ écho le répéta dans Ia plus riche colonie du Nouveau Monde; à St-Domingue on parla aussi de droit et de liberte. Mais Dieu refusa constamment son sourire aux fils de I’ Afrique qui les premiers réclamèrent les droits de l’homme. Car ceux-là dominés par un pur sentiment de vanité et d’égoisme se montrèrent insensibles aux souffrances, à l’humiliation de leurs freres gemissant dans les fers: en effet les Ogé, les Chavannes meconnaissaient leur mission, trahissant leur mandat quand ils réclamaient de la métropole des droits qui ne devaient appartenir qu’ à un très petit nombre. La France tour à tour caressa ou excita les passions de Ia colonie de St-Domingue ; et chaque jour de nouveaux faits venaient dévoiler Ia fallace des promesses de la mère patrie.
Mais un homme extraordinaire, TOUSSAINT LOUVERTURE, parut au milieu de nous comme un prédestiné; naguère esclave perdu dans Ia foule, personne ne l’avait deviné. ll parut comme un instrument dont se sert parfois Ia Providence pour envoyer ses avertissements aux peuples et aux potentats. Nouveau Spartacus, il terrassa ses oppresseurs et humilia les orgueils: animateur de tous les partis, tous les pouvoirs se resumèrent dans lui; et il devint le drapeau de Ia révolution à St Domingue.
Mais pour punir l’audace de cet esclave révolté et pour rasseoir son autorité sur Ia colonie, le Consulat jeta sur nos plages une armée déjà fameuse par ses exploits. Victorieuse, les feux de ses bivouacs venaient d’éclairer naguère les bords du Nil, du Rhin et les sentiers escarpés des Alpes.
Vaincu par Ia ruse et non par Ia force, Toussaint Louverture tomba dans les pièges que lui fit tendre le Capitaine General Leclerc, il fut enlevé du sol natal et conduit sur le continent européen où s’éteignit sa vie.
Sur les traces de ce puissant génie, mais avec plus d’énergie et de résolution, un républicain farouche, un spartiate, un vigoureux athlète de Ia sainte cause, le terrible Dessalines marchait à Ia réalisation des desseins de Ia Providence sur Ia trace africaine. Son nom etait déjà célèbre dans notre drame révolutionnaire et son courage éprouvé lui avait acquis une influence positive sur Ia masse. Heritier du pouvoir de Toussaint, Dessalines fut le bras vengeur, le bras exterminateur qui dut retirer ses frères de Ia honte et de l’humiliation. La guerre se ralluma sanglante. O vous que le temps n’a pas encore moissonnés, vaillants soldats de Ia liberté et de l’Indépendance, nobles debris d’une epoque à jamais memorable! Ah! daignez nous redire tout ce que vous avez fait et tout ce que vous avez vu faire. Parlez-nous de votre valeur, de votre gloire; parlez-nous surtout du plus grand de vous tous, de JEAN-JACQUES DESSALINES. Peignez-nous ce héros marchant à votre tête, guidant vos pas dans les retraites inexpugnables des grands Cahos; peignez-le-nous portant Ia terreur de son nom et de ses armées dans les flancs déchirés des montagnes de Ia Grande-Riviere; montrez-Ie-nous déconcertant Ia bravoure française à Ia Crete-a-Pierrot et ·semant-la-flamme a St-Marc;·à Léogâne, au-Port-au-Prince et surtout au Haut-du-Cap, au poste célèbre de Vertières où l’on vit expirer sur les efforts de l’Africain Ia valeur de ces vieilles légions dont Ia gloire avait eu deja tant de retentissement dans le monde.
Enfin les droits sacrés de Ia justice ont triomphé. Echappés d’un grand naufrage, les débris de. l’armée expéditionnaire de St-Domingue s’embarquèrent; ils auront à annoncer aux dominateurs de l’Europe leurs beaux faits d’armes, leurs succès et leurs revers.
La terre d’Haiti n’etait plus foulée par des maitres, ni par des esclaves et Ia paix venait de s’asseoir à l’ombre du palmier symbolique. L’enthousiasme populaire salua un si grand événement et vota le tribut de sa sainte entreprise.
JEAN-JACQUES DESSALINES était deja Gouverneur General à vie d’Haiti quand Ia raison d’Etat lui decerna Ia couronne imperiale et le 8 octobre 1804, un ministre de Ia religion versait l’huile sainte sur son front et le consacrait oint du Seigneur.
Mais déjà le clairon avait sonné et le canon avait grondé dans l’espace. Venait-on de recommencer Ia lutte entre les anciens maitres et les anciens esclaves? Etaient-ils revenus, les vaincus,la vengeance dans le coeur, nous apporter des fers? Non, ces sons, ces bruits retentissants, applaudissaient . alors à l’inauguration d’un grand jour, à Ia consecration d’une grande epoque; celle de notre émancipation politique. C’était important a voir! Entoure de toutes les sommités militaires réunies aux Gonaives le ler janvier 1804, Dessalines, empruntant les caractères du hiérophante, prêtait le serment fameux et prononçait avec le peuple les paroles sacramentelles de renoncer pour toujours à Ia France et à toute domination étrangère, de vivre libre et de s’ensevelir s’il le faut sous les ruines de Ia Patrie pour le maintien de son indépendance. De ce jour mémorable date notre ére politique.
Honneur, hommage, gloire à Dessalines! Avant comme après lui nul ne fit tant pour les descendants des Africains. En faisant d’Haiti un Etat libre souverain, indépendant, il assura aux hommes noirs et jaunes de toutes contrées un point de Ia terre où ils pourront concevoir la dignité de leur être. Mais le passé était un puissant enseignement pour le présent. On craignait que le contact des partis que l’influence des souvenirs encore vivaces n’amenassent quelques transactions entre les vainqueurs et les vaincus; il fallait tarir cette source d’inquiétude et de méfiance; il fallait rendre Ia conciliation impossible; il fallait enfm donner une garantie au nouvel ordre des choses. L’Empereur le comprit et le 28 avril 1804 il lança cette foudroyante proclamation qui fit de nouveau couler le sang français sur cette terre. Mesure terrible sans doute, mais necessaire, elle consolida Ia révolution. Ainsi, et presqu’à la même époque, Napoleon aux fosses de Vincennes cimentait par le sang du dernier des Condé les bases du nouvel édifice élevé sur les débris de Ia monarchie française. Presque toujours séduit par I’éclat et les prérogatives du pouvoir suprême, l’homme rarement en calcule les soucis, les peines et les difficultés.
Toujours il veut trouver de l’infaillibilité dans ceux qui gouvement alors même que les gouvernés s’opposent au libre jeu de Ia machine politique. On semble ignorer combien il est difficile de commander aux hommes, de diriger les peuples surtout aux époques de grandes transactions comme celles où Haiti se trouvait placée, après Ia conquête de sa liberté et de son indépendance.
En effet quelle tâche immense n’avait pas à remplir celui qui tenait alors le sceptre!
L’Empereur, en ceignant le diadème, trouvait des passions à calmer, des cris à faire taire, des pretentions injustes à écarter, des tendances dangereuses à détoumer; il avait à faire comprendre au peuple que pour avoir conquis la liberté et son independance, il ne devait pas pourtant confondre l’exercice et Ia jouissance de ses actes avec la licence; i1 avait à faire revivre les travaux des champs abandonnés par l’effet de Ia guerre; il avait à maintenir Ia discipline dans une armée enivrée par Ia victoire et il avait des récompenses à décerner à sa valeur, il avait les pouvoirs à etablir, les droits et les devoirs à définir, les opinions à harmoniser, enfin la société à créer; tout, en un mot, était à faire, mission sainte et grande pour la tâche gigantesque. Dessalines l’eût pourtant accomplie sans l’ambition qui germait dans le coeur de ceux-là qui, deux ans plus tôt, bivouaquaient avec lui en frères aux champs des combats. Mais les jours de danger étaient passés et il fallait un autre que lui pour recueillir Ia moisson qu’il avait préparée. Ou plutôt disons avec le prophète: «Ils ne se sont plus souvenus de sa main ni du jour qu’il les avait delivrés de celui qui les opprimait».
La trahison créa des embarras au pouvoir, l’ambition les exploita, l’intrigue ne voulut point faire de part à Ia difficulté des circonstances, comme s’il était en Ia puissance de l’homme d’enchainer le destin, de diriger les événements!
Elle ne voulut point voir dans Dessalines un homme nouvellement arrivé au pouvoir, un souverain improvisé et qui, Ia veille encore esclave, obeissait passivement aux ordres des colons blancs. La perfidie ne lui tint aucun compte des éminents services qu’il avait rendus et elle impliqua à despotisme, à trahison, les moindres actes du Gouvemement imperial.
Le 8 octobre 1806 Ia révolte éclata dans Ia plaine de Torbeck. Parjures à leur serment, trahissant Ia confiance, on vit des lieutenants de l’Empereur conduire le mouvement… Parti de son palais de Marchand, l’Empereur charge Ia marche vers le Sud pour y aller éteindre l’insurrection. Le 17 à neuf (9) heures du matin il est aux portes de Port-au-Prince, un infâme guet-apens l’y attendait et il expire sous le feu d’une embuscade.
Oh! laissons subsister dans les pages de notre histoire le souvenir de ce jour pas trop néfaste où se consomma un si grand crime politique; laissons-le subsister comme un grand enseignement, comme un monument de l’ingratitude des hommes et de Ia fragilité des choses de la terre.
Gardons la mémoire de ce jour qui nous apporta des fruits si amers, qui divisa le pays en deux camps ennemis et fit répandre tant de flots de sang.
Artisan de la catastrophe du 17 octobre, votre·succès livra le pays aux divisions intestines et, pendant 14 ans, la guerre civile en vautour affamé lui dechira les entrailles. La posterité qui s’en souvient vous absout, car vous en avez eu assez sans doute du cri de votre conscience, de vos cauchemars pesants; le dolman vert, robe ensanglantée de votre victime, a dû plus d’une fois troubler votre sommeil!
Oui Messieurs, le 17 octobre fut un jour de calamité pour le pays; Ah! qu’ils s’en souviennent ceux-là qui dans Ia fièvre d’une ambition effrenée, ne rêvent qu’au renversement des pouvoirs etablis …
Vengeur de la race noire, liberateur d’Haiti, fondateur de l’Indépendance nationale, Dessalines Empereur! c’est aujourd’hui ta gloire, le soleil d’aujourd’hui brille pour toi aussi radieux que celui de 1804, Empereur Martyr, c’est aujourd’hui ta gloire, le canon, cette grande voix des batailles, annonce au pays, à l’univers, que le jour de la réparation a lui pour toi. Grande ombre du Géant, tressaille de gloire; aujourd’hui ton tombeau devient Ia Basilique populaire dans laquelle les descendants de l’ Afrique pourront, faisant un saint pélérinage, déposer leur offrande et puiser les nobles aspirations, Ia gloire et le patriotisme. Ombres des defenseurs de Ia Patrie, ralliez-vous, serrez les rangs, formez-vous en ligne et Dessalines à votre tête, venez recevoir du Ministre de Jesus-Christ la sainte benediction.
Vous vivez à jamais dans les coeurs et dans Ia mémoire.
Source: Le Cahier du Patrimoine des Cayes (pages 137 à 143), Sous Ia direction de DENNERY MENELAS, Port-au-Prince, Haiti, Juillet 1996.