Interview de Georges Michel avec Nancy Roc
Dans le cadre de la préparation d’une interview radiophonique devant passer sur les ondes de Radio Métropole (Metropolis), notre consoeur Nancy Roc avait envoyé ce questionnaire à notre confrère Georges Michel, qui y a répondu sous forme d’un texte écrit. Nous livrons aux lecteurs du Nouvelliste aujourd’hui, ce texte inédit mais encore plein d’actualité. Ce texte a été écrit quelques semaines avant les violences des chimères qui ont commencé le 30 septembre 2004.
Publié le 2005–02–15 | Le Nouvelliste
Q-1 Quelle est votre perception du retour des militaires démobilisés sur la scène politico-sociale du pays? Le retour était prévisible depuis 1995. Un officier américian, le Major White, me l’avait prédit. Les Américains s’étaient engagés, sur l’honneur, à maintenir les Forces armées d’Haïti dans leur nouveau rôle après le départ des généraux putschistes. Aristide a détruit illégalement l’Armée et quelques années plus tard les militaires démobilisés ont participé à l’insurrection qui le chassera du pouvoir. Il va falloir compter avec eux. Le pire des scénarios serait l’ouverture d’une guérilla que nous devons éviter à tout prix. Il faut faire montre de retenue de part et d’autre, pour que le sang ne coule pas et qu’on aboutisse à une issue heureuse à cette crise.
Q-2 Selon vous, la Nation est-elle en danger? Justifiez votre réponse. La nation est en danger parce que la guerre civile et les incidents armés sont toujours très sérieux. Regardez l’engrenage irakien, regardez ce qu’Israël fait à Gaza, regardez l’Afgahnistan… A éviter à tout prix. On sait comment cela commence, on ne sait jamais comment cela finit. Georges Bush en fait la triste expérience. De la retenue et encore de la retenue de toutes parts, c’est le cri d’alarme que nous lançons.
Q-3 Le laxisme du gouvernement a-t-il selon vous, contribué à la dégradation de l’environnement politico-social et en particulier au retour des militaires? Oui — Le gouvernement donne l’impression d’être lent sur nombre de dossiers. M. Gérard Latortue est un homme honnête. Cela faisait longtemps que nous n’avons été dirigés que par des voleurs, à part quelques exceptions. Le président Boniface Alexandre semble être un homme de bonne foi, de compromis et de dialogue. C’est un juriste et un professeur de droit. Aux juristes en général répugnent les solutions extrêmes. Malheureusement, le gouvernement donne l’impression d’agir sous pression. Il vient de créer une commission pour s’occuper de la questoin des Forces Armées. Ceci doit être salué, mais pourquoi ne pas l’avoir fait depuis le mois d’avril et avoir attendu la prise de Petit-Goâve pour le faire?
Q-4 Ne pensez-vous pas que l’action des militaires est illégale? Et pourquoi? Nous sommes un légaliste et nous resterons toujours un légaliste. L’action des militaires est illégale, mais le renvoi de l’armée par Aristide était tout ce qu’il y avait de plus illégal. Les victimes de cette illégalité initiale ont répondu à une illégalité venue de la part de l’Etat haïtien lui-même par une autre illégalité. C’est le jeu de la surenchère qui peut conduire à des catastrophes.
Q-5 Comment expliquez-vous le soutien de la population aux militaires après toute les exactions commises par ces derniers? Pensez-vous que l’on peut justifier leur retour par l’insécurité régnante? Les spécialistes avaient clairement dit en 1995 que la PNH ne pourrait pas garantir seule la sécurité. Ils n’ont pas été écoutés. On a préféré suivre l’émotion et la démagogie, et le résultat, il est là. Les FAD’H ont commis beaucoup de violations des droit de l’homme et d’exactions, mais la population se sentait malgré tout plus en sécurité de leur temps, plutôt qu’avec la PNH seule. Relativement aux violations des droits de l’homme, elles ne doivent pas être tolérées, ni venant de militaires, ni de tontons macoutes, ni de policiers, ni de chimères, ni de hauts responsables politiques. Leurs auteurs doivent être punis. Des policiers nationaux ont commis des assassinats, des kidnappings, de hauts responsables de la PNH se trouvent actuellement en prison pour drogue aux Etats Unies. Les policiers ont détalé comme des lapins devant des insurgés déterminés. Le bilan n’est pas brillant pour la PNH. Il n’est pourtant pas question de la renvoyer. Elle ne peut tout faire seule. La Constitution prévoit deux forces, l’armée et la police. Les étrangers ne s’y sont pas trompés. Ce sont des militaires qu’on a importés en février 2004 pour stabiliser la situation qui appelait une réponse militaire, pas des policiers. Relativement aux violations des droits de l’homme commises en Haïti, la responsabilité première en incombe au pouvoir politique du moment précis où elles ont été commises. C’est par la tête que pourrit le poisson. Les régimes Duvalier, Cédras, et Aristide avaient assuré les exécutants de l’impunité, respectivement macoutes, militaires et frappistes, chimères… Ces exactions ont toutes été commises avec une tolérance du pouvoir politique. Nous disons par exemple que la pire faute politique du régime du général Cédras a été la création du FRAPH et des Ninjas.
Q-6 Etes-vous pour l’Armée d’antan? Comment percevez-vous la nouvelle Armée? Avons-nous le budget pour la reconstituer? Attention, il y a eu deux armées en Haïti. Une de tradition militaire française, l’armée indigène, qui a duré de 1804 à 1916 et qui a été illégalement renvoyée en 1916, comme la première PNH par l’occupant américain, sous les applaudissements de ses valets locaux, et la seconde armée de tradition militaire américaine, créée par la première occupation, qui avait un rôle principalement répressif. C’est celle-ci qui sera renvoyée à son tour en 1995. Ces deux armées n’avaient pas que des défauts. Voyons leurs qualités plutôt. 1) La première armée était,. malgré ses faiblesses, une institution authentiquement nationale, dans laquelle les Haïtiens se reconnaissaient. Elle était très décentralisée. 2) La seconde était un corps de supplétifs américains qui évoluait en marge de la société, mais dont la mission essentielle était de faire régner l’ordre et de prévenir les insurrections. Elle a rempli sa tâche pendant soixante ans avec efficacité et après son renvoi, les insurrections sont revenues. Sa principale qualité était son efficacité à maintenir l’ordre, parce que disciplinée et centralisée. Je suis contre le retour pur et simple de cette armée 2e formule qui avait pour vice rédhibitoire d’être venue dans les fourgons d’une armée d’occupation et d’avoir prolongé pendant 60 soixante ans cet esprit de force d’occupation. Sans entrer dans plus de détails, Nancy, une des choses qui nuisaient le plus à cette seconde armée et qu’elle remplissait aussi, selon le voeu de l’occupant de 1915, les fonctions de police, et ceci altérait de manière grave et continue ses rapports avec la population civile. Le peuple haïtien n’a jamais eu de problème avec les marins, aviateurs, ingénieurs, médecins, mais plutôt avec les membres des différentes unités d’infanterie, officiers, sous-officiers, soldats qui étaient cantonnés à travers le pays et qui, en vertu de leurs attributions policières, commettaient trop souvent toutes espèces d’exactions. Mais voilà, pour des raisons que nous ne sommes pas parvenus à élucider, les militaires haïtiens, tenaient avec obstination et acharnement à leurs fonctions de police, et c’est en finale ce qui les a perdus. On leur disait pendant longtemps, sur tous les tons, mais en vain, de séparer la police de l’armée. La Constitution de 1946 le leur enjoignait expressément; les lois de séparation de la police et de l’armée étaient prêtes depuis 1947 et avaient été même publiées au Moniteur. Ils ne voulurent rien entendre et rien en faire, jusqu’à ce que l’irréparable arrive pour eux en 1994 sous la forme d’une seconde occupation étrangère et d’une seconde dissolution de l’institution militaire, dans un schéma quasi similaire. Ces choses-là doivent être dite si l’on veut comprendre l’actuelle problématique de la force publique. Nous sommes pour une troisième armée qui récupérerait beaucoup de la tradition militaire fançaise perdue en 1916 et qui convenait mieux à nos moeurs, mais qui emprunterait aussi son efficacité à la seconde armée. Tout sans cette seconde armée n’était pas absolument mauvais. Au moment de son renvoi, elle comptait 7.500 membres dont 600 officiers. Tout le personnel officier en 1994 avait un niveau universitaire. Cela ne s’était jamais vu en Haïti depuis 1804. En renvoyant l’armée en 1995, illégalement, Aristide ne s’est-il jamais demandé combien de familles haïtiennes il jetait ainsi à la rue? Ne s’était-il jamais demandé combien coûtait au Trésor public la formation d’un pilote d’avion en terme d’heures de vol, d’un contrôleur aérien militaire, d’un météorologiste, d’un mécanicien d’avion, d’un réparateur de fuselage, d’un officier de marine, ou même d’un simple cadet d’infanterie qui avait séjourné au moins deux ans à l’Académie militaire aux frais de l’Etat? Les deux dernières promotions de cadets (1990 et 1993) avaient également une licence en administration publique, car les programmes académiques de l ‘école militaire étaient jumelés avec eux de l’INAGHEI. Cela on ne le dit pas. La troisième armée devra être, comme nous l’avons dit, une synthèse entre 2/3 de la 1ère armée ou 1/3 de seconde armée ou au minimum 50% — 50%, ce que les responsables décideront. Sinon, on retombera rapidement dans les mêmes problèmes posés par la seconde armée. Nous lançons ici cet avertissement solennel. Elle devra nécessairement répondre aux 4 critères suivants: 1- Etre une armée nationale; 2- Etre une armée de très petite taille; 3- Etre consacrée uniquement à des tâches défensives (comme l’armée japonaise actuelle) et à des tâches de développement; 4- Etre respectueuse de la supématie du pouvoir civil et ne pas se mêler de politique. Nous devons trouver le budget pour la reconstituer. Dans un premier temps, certains corps devront être détachés avec leurs hommes et soumis aux règlements militaires, à la discipline militaire et aux sanctions militaires et à la justice militaire. Militariser ces corps avec leur budget, l’USGPN qui deviendrait un régiment de garde républicaine, les garde-côtes qui reprendraient leur nom historique de marine haïtienne, les gardes-frontières, le SWAT TEAM. On doit, dire en passant, que dans une vieille démocratie comme la Grande-Bretagne certaines situations comme les prises d’otages relèvent d’un SWAT TEAM, les SAS de Sa Majesté qui sont des militaires. On n’a pas besoin de réinventer continuellement la roue. La 3e armée pourrait démarrer avec quelques centaines d’hommes encadrés par les meilleurs officiers , ensuite on ouvrirait l’Académie pour recruter une promotion de cadets chaque année et on rouvrirait l’enrôlement pour recruter le personnel enrôlé et sous-officier. Il faut une loi organique pourles forces armées, détaillée, votée par le Parlement. On doit nécessairement voter aussi une loi portant sur le statut du personnel militaire comme en France, ce qui n’existe plus chez nous depuis 1916. On pourrait commencer avec des décrets à caractère provisoire, en attendant que le Parlement se réunisse et vote les lois idoines.
Q-7 Comment expliquez-vous le retour et surtout le recours constant à la division et à la violence en Haïti? Le recours constant à la division et à la violence tient à notre culture d’afro-latins. Les Français qui nous ont formés sont ceux des Latins qui ont le moins tendance à s’entendre et ils s’entredéchirent souvent. C’est le modèle que nous avons, et le tribalisme africain n’aide pas non plus. Vous qui avez si longtemps vécu en Afrique francophone, Nancy, comment expliquez-vous que nous ressemblions tellement aux Africains francophones? Plus le terrible héritage de l’esclavage qui pèse de tous son poids sur nous jusqu’à présent, avec ses corollaires d’injustices et de violence. Quand vous savez que vous avez ces paramètres, vous devez faire montre de beaucoup de retenue et de modération. C’est comme si vous êtes diabétique, Nancy, le diabète ne se guérit pas. Il se contrôle. Vous savez que vous ne devez pas manger de sucre, de bonbons, de gâteaux, de crème glacée. Qu’il vous faut absolument éviter de manger certains aliments nocifs pour votre santé. Alors ne les mangez pas! La violence, elle, fait partie de vous; nous sommes tous des violents, alors ne jouons pas avec la violence, ne la taquinons pas. Ne jouons pas avec le feu. Ayons une conduite préventive.
Q-8 Quelles sont vos suggestions pour que l’on puisse sortir de cette impasse? la modération, la retenue, le compromis. On ne peut revenir sur la question de principe posée par la Constitution, sur l’existence de deux forces en Haïti: armée et police. A partir de là tous les compromis, toutes les formules sont possibles. Il faut aussi de la bonne foi de part et d’autre. Dès que cette question de principe sera claire pour tout le monde, la tension retombera.
Q-9 Une Commission a été formée pour réfléchir sur la question de l’armée. Vous en faites partie. Qu’en pensez-vous? Cette commission est indispensable. On ne peut, pour les raisons que j’ai exposées, admettre le retour de la seconde armée telle qu’elle. La prochaine armée devra être une troisième armée fonctionnant selon ses propres paramètres, des paramètres nouveaux. Il faut une commission pour réfléchir sur le problème et proposer des solutions. Ceci demande un peu de temps et doit se faire à tête reposée. On ne doit surtout pas faire du «bouilli vidé» et copier seulement le peu de textes et de pratiques qui présidaient au fonctionnement de la seconde armée. Il y a la question des uniformes, du salut militaire, des insignes de grades à régler. Tout ceci doit se faire dans la sérénité et dans la recherche d’un consensus large. Nous pensons que le retour de l’armée est inéluctable, avec ou sans cette commission, car nous partons du postulat suivant: «Le renvoi de l’armée a déstabilisé l’Etat, et l’Etat restera déstabilisé tant que l’armée ne sera pas rétablie». Les événements dramatiques que nous avons vécus en 2003 et 2004 ont, à nos yeux, amplement confirmé l’exactitude de ce postulat.
Q-10 Que pensez-vous du fait que certains membres figurant sur cette liste n’ont jamais été contactés et vont même refuser d’y participer? Certains citoyens sont libres d’accepter ou de refuser. Je crois que cette commission, est nécessaire et je crois qu’on doit la laisser travailler en paix et qu’on doit lui donner le temps et les moyens pour faire son travail. Il est clair qu’un certain sentiment d’urgence a prévalu dans la nomination de la commission compte tenu de la conjoncture et des événements récents. Ceci peut expliquer d’éventuels refus. Quant à nous, nous estimons qu’en vertu de nos trente ans au moins de recherches sur l’Armée haïtienne, nous nous devons de mettre enfin les résultats de ces recherches et les connaissances accumulées pendant tout ce temps au service du pays et de la communauté, et le canal pour le faire c’est justement la Commission.
Q-11 Mon dernier Mot? Que l’on donne le temps et la tranquillité à la commission pour travailler et que cette commission demeure ouverte à toutes les suggestions qui pourraient venir des citoyens. La commission n’est pas l’affaire de ses membres, mais de tous les Haïtiens. Nous avons la chance historique de faire un bon travail. Cette conjoncture favorable ne se représentera peut-être plus avant très longtemps.