Le beau sourire d’Yvrose, femme dans camp de Delmas
[…] Avec sobriété, une sincérité non importée dans le regard et des lèvres positives, Yvrose m’exposa sa situation. Le voisinage de son camp, un de ces grands lieux profondément déprimant de notre nouvelle réalité. Cela faisait déjà quelques bonnes longues semaines que nous n’apercevions plus les ponctuelles grandes manœuvres en camions d’eau et camionnettes de sacs de riz dans le secteur. Ce ralentissement — mot relativement optimiste ! — inquiétant, coïncidait, presque, avec les premières manifestations contre le gouvernement et plus précisément contre le président de la République. Vint, comme prévu, la Coupe du Monde, surexploitée et surmédiatisée. Les officines d’importance moyenne, liées à l’aide internationale, cherchaient des locaux pour s’installer. La vie, terrible vie quotidienne, sous ces morceaux de plastique, sympathique uniquement de l’extérieur, en plein été chargé de moustiques et de grosses gouttes de pluie, nous rappelait l’embarquement/débarquement d’une lointaine autre époque…
Dans certaines « familles » et en certains milieux, on se permettait encore le luxe des deals politiques. Accepter, gérer, transcender l’étroitesse de quelques proches. En cet été, la dimension Fahrenheit devenait une norme essentielle : nous frôlions tous l’explosion. Soit par pur sentiment de révolte, soit parce que l’insolence non accidentelle avait remplacé la bienséance. De vieux, très vieux antagonismes, ressurgissaient, comme par hasard. Le néolibéralisme, fortement encouragé par le régime depuis une quinzaine d’années, sortaient ses caries avec une exceptionnelle cruauté : l’Etat confirmait sa disparition à chaque tentative d’intervention. L’individu-citoyen devait se démerder, en masquant un sentiment d’incertitude et de désespoir, de plus en plus crispant. Quelque chose d’indescriptible et d’imprévisible risquait d’embraser la cité, sous peu. Pour consacrer l’échec de l’Ecole, de la politique et aussi de l’Eglise, une O.N.G. au même rôle remplaçait momentanément ces espaces devenus, purement, merdiques. Il fallait combattre, efficacement, toute intention de verticalité citoyenne. De l’indigénat sous contrôle post-traumatique…
Si les récits dramatiques nous avaient bouleversés, les mésaventures de certains pseudopetits bourgeois, affrontant les revers les plus cocasses, nous remontaient le moral. Le séisme avait considérablement fortifié les paramètres faussés. Des nullités sociales et des parasites intellectuels hors pair essayèrent de se forger un illusoire destin. Aussi fous que stupides, ils croyaient pouvoir transporter leurs coloniales pulsions passéistes dans le milieu d’accueil, généralement le Canada ou les E.U.A.
II
[…] Des circonstances fortuites m’ont permis de bien admirer la statue de Boyer, couverte de pwelas bariolés, encerclée de tentes rapiécées, en plein milieu d’un Pétion-Ville, au sommet de sa réussite financière et commerciale. Quel spectacle ! Puissante image, qui annonce bien de choses et bouscule la lente agonie d’une incroyable absurdité sociale. Dessalines et Christophe ne sont pas mieux lotis, entre les tentes du Champ de Mars. Ils étaient déjà habitués à d’autres insultes, de première catégorie. L’historique salopriture continue. Des dirigeants, roulés par toutes lescapitales, au cours de toutes les réunions foutaises. L’Histoire distribuait ses tranchants cartons rouges. Au début, il y eut panne d’arrogance. Le seul et unique leader, émouvant, ravissant, bouleversant même, c’était Jésus. Inoubliables, ces quatre premières nuits. «Jésus» sortait à vive voix, à chaque secousse, et, secousses, il y eut.
Dans les têtes et dans les entrailles de la terre. Intensément mixé, à l’unisson, «Jésus». Le seul capable de provoquer un contre-séisme, définitif et spectaculaire. De monstrueux individus, à la trajectoire aussi obscure que les nuages gris de cendres de ces sombres nuits, se mirent à invoquer le pauvre Jésus. Pauvre «Jésus», hélas ! Quant à l’indescriptible émotion des premiers appels téléphoniques, de familles de l’extérieur, n’en parlons pas. Peu de temps après, guillotinées par des secousses d’une autre nature ou par habitude, la plupart de ces associations dites familiales replongeraient dans la solennelle hypocrisie silencieuse de toujours. Au fur et à mesure que s’en allait l’odeur des cadavres en décomposition sous les décombres, l’ordre ancien revint. Sous le plus populaire régime de l’humanité, vivre sans toilette, sans eau et sans aucune forme d’hygiène s’est transformé en doctrine. Pendant que l’Internet nous introduisait sans invitation dans l’intimité des résidences princières, à l’extérieur certainement, de la plupart de nos dirigeants, nous nous souvenions de Villa X.
Appartement de choc offert par un membre des triades à notre jeune président à vie, pour ses massages, non loin de la statue même du singulier Jean-Pierre Boyer, en quête d’une bordelisation laquelle attendrait, avec fracas, l’actuelle génération de «révolutionnaires» … Bien avant le 12 janvier, par contre, la race des Yvrose affrontait tous les revers d’un univers où notre papauté négrocentique bloqua le progrès en faisant tout fonctionner à l’envers. A aucun moment de son histoire, la femme haïtienne n’avait eu tant de batailles à mener, avec des ongles presqu’arrachées par toutes les fatigues du jour et de la nuit ; de nos nuits devenues complexement infernales, pour la grande majorité.
Gilbert Mervilus, Juillet 2010
Pwela, bâche : gros morceau de tissus plastique recouvrant les tentes.
Jean Pierre Boyer, Dessalines, Christophe : généraux fondateurs de l’Etat haïtien.
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